Parmi les rescapés en sursis de la trêve hivernale, on trouve les mauvais payeurs, les squatteurs et les sans-abris. Sans hiérarchiser entre l’inacceptable et l’intolérable, le cas de ces derniers ressemble au comble du cynisme. Dans le jargon de l’action médico-sociale, il n’est plus question de « trêve hivernale », mais de « campagne hivernale » et de « veille saisonnière » : comme si, le temps d’une saison, on allait être un peu plus attentif à leur sort en y mettant les moyens. Cette politique de gestion de la misère est pourtant pleine d’implicites, qui trahissent le mépris ambiant à destination des plus pauvres.
Afin d’obtenir une place d’hébergement, les personnes sans domicile composent le 115 : les « écoutants » orientent les « appelants » vers les places disponibles. Ces places sont rares : en 2013, le taux de réponse négative au motif d’une absence de place sur l’arrondissement de Lille était de 56,5% pour les personnes isolées, de 75% pour les couples et de 83,3% pour les familles. Dans la rue plus qu’ailleurs, mieux vaut être seul qu’mal accompagné ! La pénurie de places est donc une situation constante, acceptée et banalisée de l’hébergement des sans-abris.
La gestion au thermomètre
De novembre à mars, le nombre de places d’hébergement d’urgence est rehaussé. Cette augmentation est organisée par les Directions Départementales de la Cohésion Sociale (DDCS), en collaboration avec les préfectures. Les principes qui structurent la veille saisonnière sont très simples : en raison d’un supposé manque de moyens, les services de l’État mettent en place une politique du pire centrée sur les nuances de froid. C’est la « gestion au thermomètre » des places d’hébergement dénoncée par les associations d’aide aux sans-abris.
La cessation temporaire des expulsions est déjà une gestion au thermomètre du logement précaire. Mais ici, le vice est poussé jusqu’au bout, puisque c’est en fonction des températures que sont ouvertes, mais surtout fermées, les places d’hébergement d’urgence. Dans le détail, à Lille ça donne ça : à partir du 1er novembre, des fonds supplémentaires sont donnés aux structures d’accueil pour qu’elles puissent étendre leurs horaires. Au 228 rue Solferino à Lille par exemple, l’Abej ouvre jusqu’à 18h en semaine (au lieu de 16h) et les dimanches matins. Des salariés supplémentaires sont embauchés sur les financements DDCS, travailleurs précaires bien connus des structures et pour la plupart habitués à ces contrats. L’un d’eux explique : « ça fait six ans que je travaille pendant la veille saisonnière. Au début, c’était à la cité administrative. Avant, ça m’arrangeait bien ces contrats. Maintenant que j’ai un gamin, j’aimerais bien que ça devienne permanent ».
les services de l’État mettent en place une politique du pire centrée sur les nuances de froid
En ce qui concerne l’hébergement d’urgence, pour que de nouvelles places ouvrent, il faut que les températures tombent en dessous de certains seuils identifiés par les services de l’État. Le niveau 1, anciennement « niveau jaune », est ainsi déclenché lorsque les températures ressenties atteignent -5°C ; le niveau 2/orange est déclenché lorsqu’il fait -10°C ; le troisième niveau/niveau rouge est quant à lui activé lorsque les températures atteignent -18°C… Imaginez l’absurdité : on en vient à espérer qu’il fera – très – froid pour que des personnes aient un toit sur la tête, tout en sachant qu’il n’y aura jamais assez de places pour héberger tout le monde…
Le « scandale de la vacance »
Poussons encore un peu le vice. On s’en souvient (ou pas), l’hiver dernier a été relativement clément, pour ne pas dire carrément doux. Quelques pointes de grand froid ont déclenché l’ouverture de places d’hébergement d’urgence supplémentaires. En accord avec les directives énoncées par ledit « ministère du Logement et de l’Egalité des Territoires », ces places n’ont pas été fermées lorsque les températures sont remontées. Si bien qu’un certain nombre d’entre elles sont restées vides. Notamment parce que des places sont « profilées » pour des personnes ou des groupes particuliers, mais aussi parce que l’hébergement d’urgence se caractérise parfois par une forte promiscuité et de mauvaises conditions d’accueil, au point que des sans-abris préfèrent rester dans la rue. Il n’en fallait pas plus pour que les services de l’État se saisissent du scandale des places non occupées – car dans ce cas, la vacance pose problème. Cet hiver, seul le niveau 1 de la veille saisonnière a été déclenché, lorsqu’il a fait -5°C à la toute fin du mois de décembre puis à quelques reprises en janvier et février. Ces vagues de grand froid ont été assez courtes, et lorsqu’elles se sont terminées, contre ce qui avait été annoncé, les places ont été refermées. On a donc remis des personnes à la rue en leur signifiant qu’elles devraient dormir dehors le soir suivant, au motif qu’il ne faisait pas assez froid. Putains de gestionnaires.
Il n’en fallait pas plus pour que les services de l’État se saisissent du scandale des places non occupées
Du côté des établissements d’accueil, comme chaque année, on est partagé. Au moment où l’appel d’offres des pouvoirs publics est lancé pour le financement des places supplémentaires, les directeurs de structures se sont déjà réunis plusieurs fois. Le dilemme est cornélien : faut-il répondre à l’appel d’offres, afin de mettre à l’abri autant de personnes que possible, ou faut-il refuser en bloc cette gestion au thermomètre, pour mettre les services de l’État face à leurs responsabilités ?
Le Triton a rencontré un directeur de structure, qui explique cette hésitation : « c’est un fonctionnement qui ne peut pas durer : on ne fait pas la veille saisonnière, point. Mais c’est une position, au début vous le criez haut et fort, et quand il faut le faire… Donc au début c’était, on n’y va pas. Donc on était quelques uns, et on n’a pas su faire force d’une position collective, et pour cause, y’en a qui savaient qu’ils iraient quand même ». Finalement comme tous les ans, le choix est pragmatique : pas question de laisser des personnes à la rue s’il est possible de ne pas le faire. On repousse au maximum l’envoi des dossiers, au-delà de la date limite, histoire de faire peur aux pouvoirs publics. Mais on y va quand même, résigné.
Le 1er avril, 380 personnes seront remises à la rue sur l’arrondissement de Lille. Depuis 3 ans, le collectif des SDF de Lille se bat contre la forme de la fin de la veille saisonnière. Pour Gilbert Pinteau, fondateur et président du collectif, il est clair que « l’État enfreint la loi ». Il précise : « la remise à la rue sans solution contredit l’inconditionnalité de l’accueil. Donc l’État ne respecte pas la loi ».